lundi 30 avril 2018

Inventaire et observations sur les églises
Romanes précoces de l’Eure et de la Seine-Maritime.
(Xe-XIe siècles).


L’architecture romane précoce a depuis longtemps retenu l’attention de nombreux historiens de l’art et archéologues qui ont défini les critères remarquables de ces édifices (1). Récemment, les travaux de Jacques Le Maho et Jim Morganstern (2) sur l’église de Saint-Pierre de Jumièges ont permis d’avancer sur ce sujet en reculant la date d’édification de ce monument du XIe au IXe siècle. Ces recherches sur l’architecture et l’art préroman sont menées également en Bourgogne, en Champagne et dans les Pays de Loire sous la direction de Christian Sapin (3).

En 1997, un pré-inventaire des édifices dédiés à Saint-Martin, réalisé dans le cadre du XVIe centenaire de ce saint, avait mis en valeur le caractère précoce de plusieurs églises par rapport aux canons de l’architecture de la seconde moitié du XIe siècle (4). Sur les bases de ce premier travail, un inventaire plus large a été réalisé sur les églises présentant des archaïsmes architecturaux en Haute-Normandie et notamment dans l’Eure. Dans ce département, ce corpus regroupe actuellement cinquante-quatre, identifiées comme romanes précoces.

L’une des problématiques de cette étude est la question de la datation. Jusqu’à une date récente, les édifices concernés étaient classés comme indatables ou comme ayant été construits vers la seconde moitié du XIe siècle, voir au début du XIIe siècle. Certains historiens de l’art y voyaient un archaïsme rural. Or, de recherches récentes menées en Bourgogne et dans les Pays de Loire ont montré que des bâtiments cultuels comparables avaient été édifiés durant la seconde moitié du Xe siècle et les premières décennies du XIe siècle. Ces datations ont été possibles grâce à des éléments organiques retrouvés dans les mortiers et qui ont été datés par radiocarbone.

1-Les caractéristiques architecturales des églises romanes précoces

1-1 Les maçonneries et leur mise en oeuvre

L’appareillage des maçonneries de ces églises est généralement constitué d’un petit appareillage de silex ou de moellons calcaires. Ces matériaux sont souvent disposés en opus spicatum comme les églises Saint-Martin à Civières (canton d’Ecos, Eure) et Saint-Chistophe à Reuilly (canton d’Evreux II, Eure). Dans quelques cas, on observe des appareillages en opus vittatum avec des pastoureaux ou petits moellons calcaires comme à l’église Saint-Pierre à Courdemanche (canton de Verneuil-sur-Avre, Eure) et à l’église Saint-Georges à Quessigny (canton de Saint-André de l’Eure, Eure), avec parfois des alternances de lits de briques comme les églises Saint-Martin à Condé-sur-Risle (canton de Pont-Audemer, Eure), Notre-Dame-d’outre-l’Eau à Rugles (canton de Breteuil, Eure), Saint-Martin à Coudray-en-Vexin (canton de Gisors, Eure) et Saint-Georges à Saint-Georges-Motel (canton de Saint-André-de-l’Eure, Eure).














Ces églises ont toutes comme particularité de n’avoir aucun contrefort d’origine bien que pour les plus petites cela ne soit pas nécessairement un indice de datation. En revanche, pour les plus grandes comme Saint-Martin à Neaufles-Saint-Martin (Canton de Gisors, Eure) ou Saint-Georges à Saint-Georges-Motel (Canton de Nonancourt Eure), cette absence peut être un indice de précocité par rapport aux édifices romans postérieurs au milieu du XIe siècle comme l’église de Saint-Jean d’Abbetot (Commune de la Cerlangue, canton de Saint-Romain-de-Colbosc,Seine-Maritime) ou les collégiales Saint-Georges à Saint-Martin-de-Boscherville (canton de Duclair, Seine-Maritime), fouillée par Jacques Le Maho (5) et Saint-Pierre à Saint-Philbert-sur-Risle (canton de Pont-Audemer, Eure), fouillée par Isabelle Cartron et Nicolas Wasylyszyn (6).

1-2 Les ouvertures : Baies et portes.

Ces édifices religieux sont souvent percés de petites fenêtres en plein cintre surmontées soit de claveaux très fins, plus étroits que ceux églises romanes, soit d’un linteau monolithe, gravé de faux claveaux dans la plupart des cas. Ces baies n'ont pas de pierre d'appui à leur base. Les fenêtres clavetées peuvent dans certains cas être très large pouvant dépasser un mètre alors que les baies à linteau monolithe ont une largeur pour l'ouverture extérieure variant entre sept et treize centimètres.

D'après les dernières datations opérées les baies clavetées ou à linteau monolithe peuvent être contemporaines.









Il existe peu de portes d'églises datant du premier âge roman (Seconde moitié du Xe siècle-première moitié du XIe siècle). En effet, elles ont souvent disparu et ont été remplacées par des portes plus grandes ou sculptées, parfois dès le XIIe siècle.

Sur les quatre-vingt-quatre églises romanes précoces recensées dans l'Eure et la Seine-Maritime, seules 9 d'entre elles ont une porte pouvant dater de leur première phase de construction : Saint-Médard à Ailly (Eure), Saint-Michel à Bardouville (Seine-Maritime), Saint-Martin à Condé-sur-Risle (Eure), Saint-Pierre à Fains (Eure), Saint-Antonin à Hautot-sur-Seine, Saint-Martin à Neaufles-Saint-Martin (Eure), Saint-Georges à Romilly-sur-Andelle (Eure), Saint-Georges à Saint-Georges-Motel (Eure) et Saint-Sulpice à Tosny (Eure).





Ailly

1-3 Les éléments sculptés

Nous n’avons aucun élément sculpté pour les églises considérées, hormis les cas exceptionnels de Saint-Martin à Coudray-en-Vexin qui possède une pierre d’angle sculptée sur deux faces, représentant deux scènes de la vie de Saint Martin (7), de Saint-Arnoul à Coulonges (Commune de Sylvains-lès-Moulins) avec deux linteaux monolithes de baies décorés et de Saint-Michel à Bardouvile avec un linteau monolithe de porte sculpté.












Concernant le plan de ces édifices, nous remarquons que ces bâtiments sont majoritairement composés d’une nef rectangulaire à un vaisseau unique, prolongée soit par un chœur plus étroit à chevet plat, comme à Saint-Chistophe à Reuilly, soit par une abside semi-circulaire, comme pour l’église Saint-Georges à Saint-Georges-Motel.

Les plan en croix latine sont plus rares néanmoins, il en existe quelques exemples tels que les églises de Cailly, de Coudray-en-Vexin, de Dampierre-en-Bray et de Ménerval.

1-4 Les Plans




Ménerval

Cailly

2- La question de la datation.

2-1 Les sources écrites.

Les textes de la période antérieure à Guillaume le Conquérant sont rares et ne parlent que très peu des constructions d’édifices cultuels. Quelques églises parmi celles concernées par notre étude sont bien mentionnées dans des textes du début du XIe siècle comme Saint-Martin à Coudres (canton de Saint-André-de-l’Eure, Eure), mentionnée en 1013 (8). Mais ces écrits ne nous donnent aucune description nous permettant d’affirmer que nous sommes en présence de l’édifice actuel.

Le seul édifice dont la construction est mentionnée dans un texte antérieur à l’an mil est l’église de Saint-Georges-Motel. Une charte de 965 mentionne en effet l’édification d’un bâtiment cultuel Saint Georges sur cette localité (9) au moment où celui-ci est donné à l’Abbaye Saint-Père de Chartres (Eure-et-Loir). En raison des caractéristiques architecturales de cette église et compte tenu de cette source écrite, on est en droit de se poser la question de son origine et d’une datation de la seconde moitié du Xe siècle.

2-2 Les vocables et les toponymes.

Les vocables d’églises et les toponymes ne sont pas des moyens de datation fiables même s’ils peuvent donner, en revanche, des indications sur l’ancienneté de la paroisse. Ainsi, la plupart des vocables des édifices attribués au roman précoce sont en général attestés dès le haut Moyen Âge. Les dédicaces les plus fréquentes sont Saint-Martin, Saint-Pierre et Notre-Dame. Nous trouvons également pour ces églises des vocables tels que Saint-Georges ou Saint-Étienne.

Cette remarque est également vraie pour les toponymes des sites d’implantation de ces églises. Ils sont souvent d’origine latine gallo-romaine comme Condé-sur-Risle, Quessigny, Reuilly et Cailly ou germanique comme Courdemanche.

2-3 Les datations par radiocarbone.

Depuis quelques années, des chercheurs comme Christian Sapin et Daniel Prigent ont réalisé des datations au radiocarbone à partir de charbons de bois ou de bois prélevés dans les mortiers d'églises ayant les mêmes caractéristiques architecturales que celles abordées dans cet article.

Ces analyses ont donné des résultats montrant que ces édifices cultuels pouvaient avoir été édifiés entre la seconde moitié du Xe siècle et les premières décennies du XIe siècle.
Depuis 2013, en Normandie, quatre édifices ruraux appartenant au Corpus d’églises romanes précoces ont été datés au radiocarbone pour leurs parties les plus anciennes. Il s'agit de l'église Saint-Cyr et Sainte-Julitte à Pierre Ronde, de Saint-Agnan à Calleville, de Saint-Martin à Condé-sur-Risle et de Saint-Christophe à Reuilly.

Pour Pierre Ronde (Commune du Mesnil-en-Ouche, canton de Bernay, département de l'Eure) les résultats des quatre prélèvements de bois nous permettent de proposer une datation de ces éléments variant entre 944 et 1004 (974 +/- 30 ans).





Concernant, Saint-Agnan à Calleville (Canton de Brionne, département de l’Eure). Trois prélèvements de bois et un de charbon de bois provenant des parties les plus anciennes du mur sud de la nef ont été datés par le laboratoire de Lyon. Trois d’entre eux proposent une fourchette de datation relativement large s’étalant entre la fin du VIIIe siècle et les dernières années du XIe siècle. Un échantillon est sur une plage chronologique plus resserrée entre les débuts du Xe et du XIe siècle.





Pour Condé-sur-Risle (canton de Pont-Audemer, département de l’Eure), afin de confirmer les hypothèses émises grâce au travail d'analyses et de relevés des façades et de compréhension du corpus, l'enjeu archéologique était de dater au radiocarbone les parties les plus anciennes de cet édifice.

Ainsi, des prélèvements ont été effectués dans les mortiers extérieurs de la phase la plus ancienne des maçonneries située au niveau des parties inférieures des murs sud et nord de la nef. Ce mode opératoire a été contraint par le fait que les seuls mortiers de construction de la première phase accessibles l'étaient sur les deux premiers mètres de maçonneries. En effet, les parties hautes ayant été rejointoyées et moins soumises au ruissellement des eaux de pluies ne permettaient pas un accès facile et non invasif aux mortiers d'origine.

Après examen des graphiques de de datation des cinq échantillons prélevés, il semble que ceux-ci datent entre 940 et 1020. Ces résultats sont assez proches de ceux obtenus sur les églises de Calleville et Pierre Ronde. En effet, pour Calleville, on peut proposer une datation variant entre 960 et 1025 et pour Pierre Ronde entre 945 et 1034.




                        



Pour Reuilly (Canton d'Evreux 2, département de l’Eure), des prélèvements de charbon de bois ont été effectués dans les mortiers extérieurs de la phase la plus ancienne des murs du chœur et de la nef. A l’intérieur, les mortiers ne sont plus accessibles puisqu’ils sont masqués par un enduit ciment datant de la charnière des XIXe et XXe siècles. Ils proviennent des parties basses de l’édifice où les mortiers d’origine sont accessibles. En effet, les parties hautes sont encore enduit d’un mortier dont la datation est trop incertaine et qui est certainement postérieur à la phase de construction la plus ancienne.

Neuf échantillons ont été envoyés pour leur datation au radiocarbone au laboratoire CNRS de Lyon. Ils proviennent des murs de cinq des six façades de l’édifice. Le mur sud de la nef a été exclu de cette campagne car il a été plus fortement remanié que les autres maçonneries de cette église.


 


















Parmi les nef échantillons envoyés au laboratoire CNRS de datation par le carbone, huit ont pu être datés. Sept d'entre eux ont une datation cohérente et proche s'étalant entre le IXe et le Xe siècle. Un seul prélevé sur le mur sud du chœur donne une datation plus haute entre le VIIe et le VIIIe siècle. Ce dernier provient vraisemblablement d'un réemploi.




Pour le moment, il est possible d'affirmer que les parties les plus anciennes de cette église on été construites avant l'an Mil et ne sont pas antérieures au premières décennies du IXe siècle.


Conclusion.

Dans l’état actuel de nos connaissances, ce type d’église se distingue architecturalement des constructions de la seconde moitié du XIe siècle. Le croisement des indices tels que l’architecture, les sources écrites, la toponymie et les vocables nous permet d’avancer l’hypothèse de bâtiments cultuels construits entre la seconde moitié du Xe siècle et la première moitié du XIe siècle pour la plupart d’entre eux.
Malgré quelques épisodes de guerres, les règnes des souverains normands Richard Ier et Richard II ont été marqués par des périodes de paix et de prospérité favorables aux fondations religieuses et on ne peut imaginer que ces souverains et leurs proches ne se soient intéressés qu’aux seuls grandes fondations monastiques tels que Jumièges, Saint-Ouen, Fécamp ou le Mont-Saint-Michel. D’autre part, comment imaginer que toutes les églises paroissiales aient été construites plus d’un siècle après la fondation de la Normandie ?
Les premiers résultats de cette étude, même s'ils sont encourageants, mériteraient d'être affinés par l'archéologie et par des datations au radiocarbone d’autres églises Normande. Ce travail pourrait apporter des éléments déterminants sur l’histoire de la construction d’églises ainsi que sur le peuplement à cette époque du Moyen-Age.

Pour les années 2018-2019, il est prévu une étude exhaustive des églises Saint-Martin à Fontaine-la-Soret (Commune de Nassandres-sur-Risle, canton de Brionne, département de l’Eure) et de la Sainte-Trinité à la Trinité-de-Thouberville (Canton de Bourg-Achard, département de l’Eure).










Nicolas Wasylyszyn
Ingénieur du Patrimoine UDAP 27 - DRAC de Normandie
Membre associé du Cebtre Michel de Boüard
Centre de Recherches Archéologiques et Historiques Anciennes et Médiévales
UMR 6273 CNRS / Université de Caen Normandie

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Notes :
(1) Maylis Baylé, L'architecture normande au Moyen Âge. Dir. M. BAYLÉ, 2 vol., Caen - Condé sur Noireau, Presses universitaires de Caen - Corlet, 1997.
(2) Jacques Le Maho, L’abbaye de Jumièges, Monum, éditions du patrimoine, Paris 2001.
(3) Christian Sapin, Pascale Chevalier et Christian Sapin, « ANR Corpus architecturae religiosae europeae [CARE], saec. IV-X », Bulletin du centre d’études médiévales d’Auxerre], 13 | 2009.
(4) Nicolas Wasylyszyn, « Introduction au colloque, le XVIe centenaire de la mort de Saint-Martin et la christianisation de la Normandie », dans Haute-Normandie Archéologique n°7, Centre de Recherches Archéologiques de Haute-Normandie, Rouen, 2003
(5) Jacques Le Maho, Nicolas Wasylyszyn, Saint-Georges-de-Boscherville : 2 000 ans d’Histoire, Groupe de Recherches Archéologiques du Pays de Caux, Association Touristique de l’Abbaye Romane, Rouen, 1998.
(6) Nicolas Wasylyszyn, « Saint-Philbert-sur-Risle, fouille du prieuré Saint-Pierre », dans Haute-Normandie Archéologique n°7, Centre de Recherches Archéologiques de Haute-Normandie, Rouen, 2003.
(7) Jacques Le Maho, « Quelques jalons pour une étude des débuts de l’iconographie de saint Martin en Haute-Normandie (XIe-XIIe s.) », in Le XVIe centenaire de la mort de saint Martin et la christianisation de la Normandie, Grand-Couronne, 15-16 novembre 1997, Haute-Normandie archéologique, n° 7, 2003, p. 39-46.
(8) Marie Fauroux, Recueil des actes des Ducs de Normandie de 911 à 1066, dans Mémoires de la Société des Antiquaires de Normandie tome XXXVI, Caen, 1961.
(9) Marie Fauroux, Recueil des actes des Ducs de Normandie de 911 à 1066, dans Mémoires de la Société des Antiquaires de Normandie tome XXXVI, Caen, 1961.

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